Donner, pardonner, transmettre
Au delà du don, la transmission
1 févr. 2023, 10:59
« Nous savons ce que valent les Blancs, nous vivons avec eux ». Voilà la petite phrase tout autant laconique qu’assassine que mon père rétorqua à un Camerounais qui l’agaçait. Nous nous trouvions dans une queue interminable à l’aéroport de Yaoundé, et un jeune homme poussant le caddy rempli de valise d’un homme caucasien interpellait bruyamment les uns et les autres « laissez-moi passer, je suis avec le Blanc, poussez-vous, je suis avec le Blanc »…
Et la réplique absurde de mon père, Noir, probablement due à l’énervement et au fait de se sentir relégué du fait de sa couleur de peau était un contrepoint logique à la proposition tout autant absurde de l’autochtone. Le premier affirme «vous devez nous laisser passer du fait de la couleur de peau de mon client ». Le deuxième répond «nous connaissons la valeur de votre client du fait de sa couleur de peau et nous ne le laisserons pas passer ». Dialogue de sourd basé sur des prémices aberrantes.
Mon père était pourtant un homme intelligent, d’une certaine rationalité, qui savait pertinemment que la couleur de la peau ne détermine pas grand-chose.
Il connaissait également la valeur de la culture et de l’éducation dans ce que devient un être humain.
De surcroît, chrétien convaincu qu’en Christ il n’y a « ni blanc, ni noir ».
Mais cet épisode prouve que la rationalité est loin d’être la clé de voute de nos émotions. Ces dernières sont portées par un substrat souterrain, inconscient, dont le niveau de salubrité est révélé par la nature de nos réactions.
Tout jeune adulte à l’époque je m’interrogeais sur cette approche racialiste que je considérais comme strictement dépassée et qui l’était du moins en théorie.
Maintenant que me voilà père à mon tour, je suis amené, notamment à la lumière de cet épisode de me demander ce que je transmets vraiment à mes enfants.
1) Bien sur il y a ce que je leur donne…
En matière de don, il convient de faire un distinguo :
- Il y a ce que l’on donne car on ne saurait -sauf pathologie- faire autrement : la nourriture, les soins, les vêtements…
- Il y a ce que l’on ce que l’on souhaite ou que l’on croit donner :la sécurité émotionnelle, l’affection, l’éducation dans le sens noble du terme, l’attention bienveillante, l’amour inconditionnel et parlé dans le langage d’amour de l’enfant…
-Et il y a ce que l’on donne vraiment et qui s’identifie aisément et que l’on peut même quantifier : la nourriture, les cadeaux, les câlins, les heures de temps. Mais une partie de ce que nous donnons échappe à notre volonté : c’est ce que nous transmettons.
2) …et ce que je leur transmets !
On peut légitimement se demander si Jacob aurait pu énoncer son attitude vis-à-vis de Joseph sans se remettre sinon en question, du moins en perspective : « J’estime juste, bon et cohérent non seulement d’avoir une préférence très marquée pour l’un de mes enfants, mais aussi de la manifester publiquement quotidiennement par toutes sortes d’attentions ».
S’il avait pu anticiper la réaction ultraviolente des autres enfants, il aurait eu matière à réflexion et à réforme. Où s’originait le modèle parental qu’il avait déployé ? Dans l’attitude d’Isaac son père qui préférait Esaü ou bien dans celle de son grand-père qui lui-même préférait Isaac, le fils de la promesse à Ismaël ? Ce modèle parental était-il conforme aux valeurs qu’il prônait ? Comment se comporteraient ses fils avec leurs propres enfants ?
J’ai moi-même à me poser la question à intervalle régulier : quand j’émets une injonction du type « parle poliment à ton frère » suis-je poli ? Quand je suggère que ma propre générosité pourrait décroître si un de mes enfants ne se montre pas généreux avec ses frères, suis-je généreux ?
Autrement dit, ce que je veux donner (en l’occurrence des valeurs de politesse et de la générosité) est parfois antagonique avec ce que je transmets (en l’occurrence la pression empreinte de menace, et le chantage). Bien sur ce que je fais, je le fais parce que j’ai de bonnes intentions, mais en matière de transmission psychique, ces dernières pèsent peu.
Beaucoup de parents se retrouvent dans la posture si bien décrite par Paul dans Romains 7 :22-25
Car je prends plaisir à la loi de Dieu, selon l'homme intérieur; 23 mais je vois dans mes membres une autre loi, qui lutte contre la loi de mon entendement, et qui me rend captif de la loi du péché, qui est dans mes membres. 24 Misérable que je suis! Qui me délivrera du corps de cette mort?... 25 Grâces soient rendues à Dieu par Jésus-Christ notre Seigneur!... Ainsi donc, moi-même, je suis par l'entendement esclave de la loi de Dieu, et je suis par la chair esclave de la loi du péché.
Il est malheureusement beaucoup plus facile de décréter qu’un enfant est insolent, orgueilleux ou paresseux que de se demander quelle est sa propre part de responsabilité dans ce que l’enfant devient. L’exercice est en effet complexe et souvent contre-intuitif : Un parent qui aura connu la fin et la misère fera tout pour éviter la frustration et la souffrance à ses enfants, mais pourrait induire par là même une inaptitude chez ses derniers à faire face aux vicissitudes de la vie.
Un autre qui aura été et battu se jure qu’il ne brimera jamais ces enfants, qui pourraient bien manquer de limites et du sentiment de sécurité qu’un cadre lisible et cohérent leur aurait apporté.
Christine Bonald, psychothérapeute articule ainsi le concept de transmission psychique (source : psychologue.net)
La Psychogénéalogie pose le principe de l’existence dans une famille de règles de loyauté, d’injonctions, de permissions et de non-dits, qui fixent le rôle et les obligations de chacun dans le système familial mais également de la transmission transgénérationnelles des traumatismes familiaux. En naissant nous recevons un "grand livre" des dettes, des mérites, des valeurs, des règles, des missions de la famille. Nous devrons faire fructifier ce patrimoine, en régler les dettes, en perpétuer les valeurs.
Il est important de différencier la transmission intergénérationnelle (entre générations se connaissant) et la transmission transgénérationnelle (sur plusieurs générations parfois lointaines) la première est consciente et transmet l’histoire, l’identité familiale. La seconde est inconsciente et transmet ce qui est tenu secret, souvent un traumatisme ou un deuil non résolu, mais encore actif.
Ainsi l’exercice éducatif lucide est nécessairement humble et prudent si l’on conçoit la transmission comme holistique, c’est-à-dire un partage qui va bien au-delà des mots, des idées : c’est aussi ce que l’on est que l’on transmet, et inconsciemment la plupart du temps.
C’est la raison pour laquelle une valeur me parait fondamentale à enseigner à nos enfants, et plus encore à vivre dans nos famille : c’est le pardon
3) Le pardon définition: donner par-delà l’offense, le préjugé, les peurs, les rancunes. Par-donner
- C’est ne pas enfermer l’autre mais lui offrir la liberté d’être autre chose que l’offensant
- Se pardonner à soi même c’est s’éviter les pièges du déni et de l’hypocrisie, c’est se faire bon accueil à soi même (Pardonne nous nos offenses comme nous pardonnons nous aussi à ceux qui nous ont offensé : une symétrie non pas rétributive, mais structurelle)
- C’est donner par delà la peur de l’autre. Suite à mon agression je me suis contraint à fréquenter de plus près des maghrébins et africains pour ne pas laisser au traumatisme le pouvoir de déterminer ma relation à autrui, et à appauvrir ma vie (et celle d’autrui à cause de la peur)
- Pardonner pour un enfant, c’est aussi pardonner à ses parents ce qui dans la transmission peut heurter ou blesser. Pouvoir donc en parler plus librement, sans les orages émotionnels qui rendent parfois le dialogue laborieux.